Capitale de l’espionnage, Bruxelles est aussi la capitale des jeux de coulisses, où tous s’affrontent pour le pouvoir.
Il s’en passe des choses à Bruxelles. Demandez à Javier Solana, qui a occupé les postes de secrétaire général de l’OTAN et de Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne : « J’ai été espionné pendant des mois », disait-il lors d’une entrevue en 2009. Oui, M. Solana a été espionné pendant des mois, mais il peut s’en consoler, car d’autres l’ont été pendant des années.
Souriez, la Chine vous surveille
À l’été 2011, on apprenait que des pirates informatiques originaires du « sud de l’Asie », selon la ligne officielle, n’avaient pris que 14 minutes pour franchir toutes les défenses de l’édifice Juste-Lipse, le siège du Conseil européen, et s’emparer des courriels du président du Conseil, Herman Van Rompuy. Un bel exploit, mais pourquoi ce silence autour du pays en question? Car le seul État du Sud-est asiatique capable d’une telle prouesse informatique est la Chine. Une Chine qui espionne le monde entier nuit et jour, mais qui a fait de Bruxelles sa plaque tournante du renseignement.
Tracking Ghostnet, un rapport publié en 2009 par des chercheurs canadiens, faisait justement état d’un réseau chinois de cyberespionnage touchant plus d’un millier d’ordinateurs dans le monde. Les Canadiens avaient notamment souligné que les courriers électroniques du bureau du Dalaï-Lama en Belgique avaient été interceptés par des pirates informatiques de la Chine. Le rapport avait également inscrit les ambassades de l’Inde et de Malte à Bruxelles sur la liste des cibles chinoises. Mais il y en avait beaucoup d’autres.
Car le Centre européen de renseignement et de sécurité stratégique (ESISC), basé à Bruxelles et dirigé par l’ancien espion français Claude Moniquet, a révélé que l’Association des étudiants et des chercheurs chinois gère un réseau international d’espionnage à partir de Louvain, près de la capitale belge : « Les objectifs prioritaires sont les laboratoires des grandes universités, ainsi que des entreprises pharmaceutiques et de haute technologie », précisait l’ESISC. La Sûreté de l’État a prétendu ne pas posséder d’informations confirmant l’existence d’un tel réseau.
Peut-être pas, mais le cryptographe Jean-Jacques Quisquater, lui, en possédait. Car l’ordinateur de son bureau de l’Université de Louvain a déjà été surveillé. C’est quand Quisquater avait cliqué sur une invitation qui lui avait été envoyée sur le réseau Linked in qu’un logiciel espion s’était glissé dans son ordinateur. Peut-on faire un lien? Car l’Association des étudiants et des chercheurs chinois a précisément pignon sur rue à l’université Louvain. Personne n’est dupe.
On vise le Juste Lipse
Juste Lipse. Cet édifice au drôle de nom a été visé à de multiples reprises. En 2003 par exemple, l’affaire avait fait scandale : des employés chargés de vérifier les téléphones avaient découvert par pur hasard que l’un d’entre eux était raccordé à un câble sorti de nulle part. Le service de sécurité appelé sur les lieux s’était aperçu que le câble en question reliait le téléphone à une boîte noire cachée à l’intérieur d’un mur. Après de plus amples recherches, on mit la main sur, en tout, cinq boîtes noires, toutes connectées aux lignes téléphoniques des salles abritant six délégations : la France, l’Italie, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Espagne et l’Autriche. Le constat était frappant : ces délégations se trouvaient sur écoute depuis la construction du bâtiment. Or, une seule question était alors venue à l’esprit des gestionnaires de l’édifice : qui donc était derrière le coup?
Israël, a-t-on répondu tout de go. Pourquoi donc? Parce que les autorités belges avaient fait appel à la société israélienne Comverse Infosys (aujourd’hui Verint) pour installer les systèmes de traduction du Juste Lipse. Une proie facile, car Comverse avait été soupçonnée d’espionnage aux États-Unis dans les années 90. Fait étrange : dans l’immeuble qui abrite Verint à Bruxelles, il n’y a aucune mention de la compagnie. Le nom n’est affiché à aucun endroit.
Il est vrai que des soupçons ne débouchent pas forcément sur des accusations. On ne dispose d’aucune réelle donnée sur Comverse/Verint relativement à l’espionnage. Les câbles camouflés avaient-ils vraiment été branchés par les Israéliens? Possible, surtout que Tsahal a toutes les raisons de croire que le Conseil européen a un penchant pour les Palestiniens. Savoir d’avance ce qui se trame en Europe au sujet de la politique au Proche-Orient ne peut être que précieux aux yeux des dirigeants d’Israël. Mais ce pays aurait-il pu travailler pour un tiers?
On s’espionne entre alliés
On pose la question parce que les États-Unis se sont retrouvés sur le banc des accusés à plus d’une reprise. Tous savent aujourd’hui que l’Oncle Sam a écouté ses alliés européens pendant des décennies. Et il le fait encore. Car grâce à des sources bien informées, l’Europe a découvert que la National Security Agency (NSA) avait autrefois mis sur pied l’Opération Dropmire, qui consistait à faire appel à son pendant britannique, le Government Communications Headquarters (GCHQ), pour espionner de fond en comble l’édifice Juste Lipse.
Tout le monde s’espionne, donc? Absolument. Selon l’ex-patron de la Sûreté de l’État belge, Alain Winants, il y aurait à Bruxelles des centaines d’officiers et d’agents de renseignement. Winants a ajouté que le Service européen pour l’action extérieure, qui gère les politiques étrangères et de défense de l’UE, est l’une des grandes cibles de cette chaîne d’espionnage. Il n’a pas tort.
En mars 2014, une conversation téléphonique entre l’ex-tête dirigeante du Service, Catherine Ashton, et le ministre estonien des Affaires étrangères, Urmas Paet, avait fuité sur YouTube. On pouvait entendre, dans la conversation, les deux politiciens discuter du conflit en Ukraine, entre autres des massacres perpétrés contre des civils durant les manifestations de la place Maidan à Kiev, en 2013 et 2014. L’enregistrement audio avait été intercepté à Bruxelles, mais on n’a jamais divulgué l’identité de ceux qui étaient derrière l’opération. Les Russes?
Ce ne serait pas une surprise. On sait très bien dans la capitale belge que des officiers du SVR (le service de renseignement extérieur de la Russie) font partie de la délégation russe à l’OTAN. Une délégation élargie, si l’on peut dire, qui comptait environ 70 membres jusqu’à tout récemment. Ces dernières années, au moins trois hauts responsables européens soupçonnés d’avoir eu des contacts avec le renseignement russe ont été rappelés de Bruxelles par leur pays d’origine. En outre, le siège de l’OTAN, en 2009, avait retiré l’accréditation à deux diplomates russes accusés d’espionnage : Viktor Kochukov, chef du département politique de la mission russe auprès de l’OTAN, et Vasily Chizhov, fils de l’ambassadeur de la Russie auprès de l’UE.
Ce Chizov était l’un des contacts de Herman Simm, ex-responsable du ministère estonien de la Défense emprisonné en 2009 pour avoir espionné pour le compte de la Russie. Simm se rendait souvent à Bruxelles pour assister à des séminaires de l’OTAN. Les services de sécurité estoniens avaient découvert que l’ex-diplomate avait remis au SVR au moins 3 294 documents internes appartenant à l’Estonie.
Revenons à l’Opération Dropmire, qui avait soulevé l’ire de la chancelière allemande Angela Merkel. Les États-Unis ont donc espionné l’Allemagne. Scandale, criait-on là-bas. Pourtant, l’Allemagne aussi a espionné ses alliés, dont les Américains, d’ailleurs.
Selon le journal Süddeutsche Zeitung, le Service fédéral de renseignement allemand, le BND, avait placé sur écoute les fonctionnaires de la Commission européenne à Bruxelles. Les écoutes avaient été faites à partir de la station d’espionnage Bad Aibling du BND, située dans le sud de l’Allemagne. Toutes les informations obtenues par le BND avaient été transmises à la NSA américaine. Bel exemple de coopération, cependant que le BND espionnait aussi le Département d’État américain ainsi que les ministères de l’Intérieur des États membres de l’UE, dont la Pologne, l’Autriche, le Danemark et la Croatie. Le système d’écoute était également relié aux lignes de communication appartenant aux postes diplomatiques américains à Bruxelles et aux Nations Unies à New York. Tout un menu en perspective.
Mais ce n’était pas tout : le BND avait également espionné des organisations non gouvernementales telles que Care International, Oxfam et le Comité international de la Croix-Rouge à Genève. En Allemagne, les cibles du BND comprenaient de nombreuses ambassades et consulats étrangers. Les adresses électroniques ainsi que les numéros de téléphone et de télécopieurs des représentations diplomatiques des États-Unis, de la France, de la Grande-Bretagne, de la Suède, du Portugal, de la Grèce, de l’Espagne, de l’Italie, de l’Autriche, de la Suisse et même du Vatican avaient toutes été surveillées. Vraiment en colère, la Merkel?
Des tueurs à Bruxelles
Il y a pire que l’espionnage. Des États voyous se plaisent à dépêcher des hommes de main dans la capitale belge pour mater les dissidents. Et parmi les États les plus actifs à ce niveau figure le Rwanda.
La journaliste canadienne Judi Rever pourrait d’ailleurs parler longuement de son aventure avec les sbires de Kigali. Rever avait dû être placée sous haute protection par les autorités belges, car l’ambassade rwandaise lui en voulait d’avoir écrit des articles tapageurs sur le Rwanda. Les Belges, à cet égard, avaient été avares de commentaires, mais un dissident rwandais avait informé la journaliste qu’il avait appris que Didier Rutembesa, un des sicaires du président Paul Kagame, avait voulu la piéger.
Un « chic type » que ce Rutembesa. Il était connu entre autres pour avoir terrorisé des expatriés rwandais en Afrique du Sud. Terrorisé étant un euphémisme. Car il avait été expulsé de ce pays à la suite du meurtre de Patrick Karegeya, un membre de l’opposition rwandaise, en janvier 2014. Après avoir trouvé le corps de Karegeya dans un hôtel de Johannesburg, les autorités sud-africaines, dont les soupçons avaient aussitôt porté sur Rutembesa, avaient donné quarante-huit heures à celui-ci pour quitter le pays. Peu de temps après, le ministère belge des Affaires étrangères lui avait refusé l’accréditation diplomatique. Peu importe, l’homme avait placé des pions à Bruxelles, lesquels avaient les yeux fixés sur Judi Rever.
La journaliste canadienne l’ignorait, mais ses plans de voyage n’étaient pas exactement un secret. Son itinéraire était connu de l’ambassade rwandaise de Bruxelles. L’ironie est que les « diplomates » rwandais avaient aussi été victimes d’espionnage sans le savoir, car leurs conversations avaient été écoutées à leur insu. Jugeant la menace sérieuse, la Belgique avait cru bon de prêter un garde du corps à Rever, le même qu’on avait attribué à l’auteur Salman Rushdie quand il faisait l’objet d’une condamnation à mort de l’Iran. En plus de Rever, un journaliste belge et son épouse, dont les noms n’ont pas été divulgués, avaient également été placés sous haute surveillance à la suite de menaces provenant du gouvernement rwandais.
Un autre, l’ancien premier ministre rwandais, Faustin Twagiramungu, avait lui aussi bénéficié en 2014 de la protection de la police belge parce qu’il faisait face à de graves menaces de la part d’un « pays tiers ». On se doute bien de l’identité de ce pays tiers. Twagiramungu avait jadis été un allié du président Paul Kagame, mais il avait rompu avec lui et s’y était même opposé aux élections de 2003. Dans une entrevue, M. Twagiramungu avait indiqué que la police belge et les services de sécurité de l’État étaient arrivés à son domicile près de Bruxelles le 4 avril pour l’informer que sa vie était en danger, deux jours seulement après que M. Kagame et sa délégation eurent assisté à un sommet de l’Union européenne et de l’Union africaine dans la capitale belge.
Le Congo aussi a fait parler de lui au QG de l’UE. Dans son rapport annuel de 2009, la Sûreté de l’État avait longuement fait mention des activités de renseignement du gouvernement congolais à Bruxelles. L’arrivée de l’ambassadeur Henri Mova en Belgique était « marquée par une volonté accrue [du gouvernement congolais] de contrôler et de suivre la communauté congolaise [en sol belge] », était-il écrit dans le rapport. Des VIP congolais en visite à Bruxelles sont parfois accompagnés de gardes du corps membres de gangs criminels africains. Ce fut le cas lors de la visite d’Olive Sita di Lembe, l’épouse du président congolais Jopseh Kabila. Les membres du gang avaient été recrutés par l’ambassade congolaise de Bruxelles pour maintenir l’ordre pendant la visite de di Lembe.
Enfin, la Syrie a elle aussi déployé beaucoup d’effort sur le territoire belge. Le ministère des Affaires étrangères de la Belgique avait dû enquêter sur des allégations selon lesquelles les services secrets syriens donnaient des sueurs froides aux expatriés de l’opposition syrienne dans la capitale de l’UE. Le nom qui sortait le plus souvent du panier était Wael Saker, officiellement comptable à la mission syrienne de Bruxelles. Dans les faits, Saker est un officier supérieur du renseignement syrien qui exploite un réseau d’informateurs dont le rôle est d’infiltrer des groupes de l’opposition au régime el-Assad.
Sources
EU Observer #1 et #2, Foreign Policy Journal, Jambo News, La Libre #1 et #2, Le Figaro, Mondiaal Niews, Target Brussels, Nouvelle Europe, RNC News Online, Spiegel Online, The Globe and Mail, The Guardian
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