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Devenus les plus gros producteurs de drogue au monde, les talibans ont en partie bénéficié de l’amnistie des États-Unis.

Il fut un temps où personne n’avait entendu parler de l’Afghanistan. Puis vint le 11-Septembre et sa suite, l’intervention de la coalition occidentale visant à déloger le gouvernement afghan. Déjà, à l’époque, le pays représentait le plus gros marché d’opium au monde, un marché que se partageaient de nombreux seigneurs de guerre. Mais 20 ans plus tard, il n’est désormais contrôlé que par ceux-là même qui ont tenu les rênes du pouvoir de 1996 à 2001 : les talibans.

L’Afghanistan, épicentre du trafic d’opium

Après leur déconfiture en octobre 2001, les talibans ont rejoint le maquis afin d’organiser la résistance à partir de leur QG de Quetta, au Pakistan. En 2009, alors qu’ils s’activaient à renforcer leur position, les barbus raflaient entre 22 et 44 millions de dollars par année avec la seule taxe perçue sur le trafic d’opium, selon un rapport de l’Office des Nations unies contre les drogues et le crime (ONUDC).

Ajoutons à ce cachet déjà substantiel 70 millions supplémentaires qu’ils accumulaient en protégeant les convois chargés de drogue qui devaient traverser leur territoire. À partir des environs de 2011, les islamistes se sont déployés sur le terrain en s’impliquant directement dans la culture du pavot et dans la transformation de l’opium en héroïne. L’Afghanistan comptait alors 500 laboratoires de transformation sur son territoire, la plupart situés dans les zones reculées de la province d’Helmand.

Aujourd’hui, le pays produit 90 % des opiacés du monde. La valeur globale de cette activité économique se situe entre 1,1 et 2 milliards de dollars, ce qui équivaut à environ 11 % du produit intérieur brut (PIB) de l’Afghanistan. Un chiffre appelé à grossir, car les talibans ne se contentent plus que de l’opium. Depuis au moins 2017, les métamphétamines font désormais partie du décor. Chose facile puisque la nature afghane est bien pourvue en éphédra, une plante vivace de laquelle est extraite l’éphédrine, utilisée pour fabriquer des cristaux de méthamphétamine, ce que l’on appelle, sur le marché, le crystal meth.

Les talibans acheminent leurs narcotiques vers l’Europe occidentale via le Caucase et les Balkans; à partir de là, le tout est transporté jusqu’en Amérique du Nord. Puis avec l’aide du Jamaat Ansarullah, un groupe terroriste basé au Tadjikistan, ils exportent leur produit vers la Russie. La route du sud-est, qui serpente dans les montagnes du Pakistan, est activée par des responsables pakistanais qui coopèrent avec les talibans en échange de pots-de-vin.

La DEA a bien voulu faire le ménage

Bien que Washington eût essayé à sa façon de juguler le commerce de l’opium en Afghanistan, la lutte contre la drogue n’a jamais été traitée en priorité dans la politique étrangère américaine. La raison : les intérêts géopolitiques l’emporte toujours sur tout le reste. Une approche qui s’est avérée néfaste durant l’aventure afghane : dès les premières années de l’intervention, le Pentagone et la CIA ont approché des chefs tribaux afin de les retourner contre les talibans, sachant très bien que ces chefs tribaux étaient eux aussi trempés dans le trafic.

C’était l’époque où la Drug Enforcement Administration (DEA) comptait une dizaine d’agents, deux analystes et un membre du personnel de soutien sur tout le territoire. Une équipe bienveillante dont les travaux ont conduit à l’Opération Reciprocity. Il fallait recueillir suffisamment de preuves du trafic des talibans pour que les hauts gradés de l’organisation soient traduits en justice devant les tribunaux américains. Parmi ces hauts gradés : le mollah Abdul Ghani Baradar, numéro deux de l’actuel régime, et le mollah Khairullah Khairkhwa, aujourd’hui ministre de l’Information et de la Culture. Au poste de principal blanchisseur d’argent : Haji Mohammed Idris, nouveau gouverneur de la Banque centrale afghane.

Abdul Ghani Baradar, que l’on a vu à plusieurs reprises dans les bulletins de nouvelles depuis le retour au pouvoir de son organisation islamiste, avait été arrêté en 2010 à Karachi, au Pakistan, où il avait été coffré pour ensuite être transféré en résidence surveillée. Quand Zalmay Khalilzad a été nommé représentant permanent des États-Unis à l’ONU par l’administration Trump, il a persuadé les Pakistanais de libérer Baradar en signe de bonne volonté, ce qui fut chose faite. Une décision qu’il regrettera amèrement.

Pour revenir à l’équipe de la DEA, son enquête lui a permis de monter un dossier de plus de 900 pages sur le trafic de drogue des talibans. On a su par ce dossier que c’était précisément le mollah Baradar qui avait agi comme intermédiaire dans les négociations sur les accords de partage des revenus avec des responsables corrompus de l’ancien régime afghan, dont Ahmed Wali Karzai, le défunt demi-frère de l’ancien président Hamid Karzai.

Le gouvernement afghan du temps d’Hamid Karzai, l’homme de confiance des Américains, était effectivement devenu complice des talibans dans le trafic. Ahmed Wali Karzai et Abdul Ghani Baradar se sont rencontrés à au moins une reprise dans la ville frontalière de Spin Boldak, l’une des bases principales du réseau de transport des routes de l’opium.

La DEA frappe un mur

Le dossier de plus de 900 pages de la DEA avait été distribué aux responsables du département de la Justice à Kaboul et à Washington, ainsi qu’aux procureurs du district sud de New York (SDNY), où, quelques années plus tôt, avaient été jugés des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) pour, là aussi, trafic de drogue. Or, malgré l’écrasante masse de preuves amassées par la DEA, l’Opération Reciprocity n’a pas eu de suite.

Le coup fatal est survenu le 27 mai 2013 lorsque Tina Kaidanow, une haute fonctionnaire de l’ambassade américaine de Kaboul, a convoqué à son bureau Michael Marsac, directeur régional de la DEA pour l’Asie du Sud-Ouest et principal architecte de Reciprocity, pour lui annoncer que son bébé devait être mis aux rebus. Pourquoi donc? Kaidanow est restée avare de paroles, mais Marsac et ses collègues ont toujours cru que le département d’État craignait que l’opération ne sape les efforts diplomatiques visant à faire la paix avec les talibans.

Pendant ce temps, le Pentagone et la CIA protégeaient les barons de la drogue, partenaires des talibans, qu’ils employaient comme actifs du renseignement. L’impact s’est grandement fait sentir : en 2015, les barbus, désormais riches grâce au lucratif commerce clandestin, gagnaient de plus en plus de terrain en intensifiant leurs opérations. Entre 100 et 350 millions entraient alors dans leurs coffres grâce au haschich et à l’opium. Une grande partie des fonds leur servaient à se procurer des armes, des explosifs et des soldats, ainsi qu’à verser des pots-de-vin à des fonctionnaires corrompus.

Or, ces armes, ces explosifs et ces soldats ont permis au groupe islamiste de reprendre le pouvoir et ainsi d’hériter du plus gros cartel au monde.


Sources

Al Jazeera, Newsweek, Politico, PRISM, SpyTalk, The New Yorker, The Strategist


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