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Tout n’a pas été dit sur cet événement qui a fait 217 morts et 7 000 blessés le 4 août 2020. Dossier complet.

Des entités et des personnages obscurs entourent l’événement du 4 août 2020, dont une compagnie qui fait l’objet d’une enquête pour avoir fourni des explosifs utilisés dans les attentats à la bombe contre des trains à Madrid en 2004, un homme d’affaires chypriote endetté jusqu’au cou, une banque criminelle et, évidemment, l’organisation terroriste Hezbollah.

Ce qui suit est le récit d’une tragédie dont les principaux acteurs, dissimulés derrière un écran de fumée, se révèlent sous un jour plutôt sombre.

À l’origine: le nitrate d’ammonium

La formule était sur toutes les lèvres : nitrate d’ammonium. C’est cet agent explosif qui a tout fait sauter. On connaît l’histoire : le produit, 2 750 tonnes au départ, avait été entreposé dans le port de Beyrouth après avoir été confisqué au navire MV Rhosus en 2014. Ce que l’on connaît moins, c’est le fil qui conduit au fameux récit, lequel commence en septembre 2013 à partir du port géorgien de Batoumi lorsque le MV Rhosus, avec à son bord le produit explosif, se met en route pour le Mozambique.

Déjà, des inspecteurs espagnols avaient remarqué le mauvais état du navire : pont rongé par la corrosion, faible puissance auxiliaire, problèmes de communication radio. Peu importe, le MV Rhosus devait livrer le chargement à son destinataire. Mais avant le Mozambique, le cargo devait faire escale à Beyrouth pour embarquer d’autres marchandises; il n’y est jamais reparti.

On dit qu’il a d’abord été retenu par des créanciers cherchant à récupérer les dettes de son propriétaire, puis par des fonctionnaires du port qui le jugeaient trop dangereux pour la navigation. Quant au nitrate d’ammonium, il a été transféré dans un entrepôt du port beyrouthin et y est resté jusqu’à ce jour fatidique d’août 2020.

Igor Grechushkin n’était pas celui que l’on pensait

Après l’explosion, tous les yeux étaient tournés vers le Russe Igor Grechushkin, dont on disait qu’il était propriétaire du MV Rhosus. On était pourtant sur une fausse piste. Par l’intermédiaire d’une société des îles Marshall appelée Teto Shipping, Grechushkin, qui avait été payé un million pour transporter le nitrate d’ammonium jusqu’au port de Beira, au Mozambique, avait affrété le navire auprès d’une société du Panama, Briarwood Corporation, selon les registres officiels de l’Agence navale de la Moldavie.

Briarwood appartient à Charalambos Manoli, un homme d’affaires chypriote. Deux mois avant le départ du MV Rhosus pour son dernier voyage, Manoli, par l’entremise de l’une de ses compagnies, Acheon Akti, avait loué un nouveau générateur auprès de la société internationale de location d’équipement Aggreko. Le coût de location impayé de ce générateur allait devenir l’une des sources à l’origine de la dette du MV Rhosus, dette qui allait provoquer le blocage du navire dans le port de Beyrouth.

Mais ni Briarwood ni Manoli ne détenaient le nitrate d’ammonium. Il faut chercher ailleurs pour trouver son détenteur.

Une firme d’explosifs aux relations douteuses

Ce produit mortel avait été commandé par Fabrica de Explosivos de Mocambique, qui appartient à 95 % à une société appelée Moura Silva & Filhos. Cette firme était apparue dans l’enquête sur les attentats à la bombe contre des trains à Madrid en 2004, où près de 200 personnes avaient trouvé la mort. En 2005, la police portugaise, grâce à des renseignements fournis par l’Espagne, avait mené une perquisition dans quatre entrepôts appartenant à Moura Silva & Filhos, où elle avait saisi 785 kilogrammes d’explosifs.

D’après l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), cette firme serait liée de près au gouvernement mozambicain et à son appareil militaire. Le directeur de Fabrica de Explosivos, Nuno Vieira, est depuis 2012 le partenaire commercial de Jacinto Nyusi, le fils du président mozambicain Filipe Nyusi, avec qui il possède une société d’événements et de marketing. La même année, Vieira, avec la société d’investissement publique Monte Binga et les services secrets du Mozambique, a fondé Mudemol, un fabricant de munitions et d’explosifs qui approvisionne l’armée mozambicaine. Monte Binga a été accusé par les Nations Unies d’avoir passé outre les sanctions internationales en concluant des accords commerciaux avec la Corée du Nord.

Toujours selon l’OCCRP, l’usine d’explosifs qui devait recevoir la cargaison du MV Rhosus partage une adresse avec ExploAfrica, une société détenue en copropriété par la famille Vieira. Des documents confidentiels montrent qu’ExploAfrica et ses affiliés ont fait l’objet d’une enquête des autorités sud-africaines et portugaises pour avoir obtenu des armes que des braconniers ont employées contre des rhinocéros et des éléphants dans le parc national Kruger, en Afrique du Sud, tout près de la frontière avec le Mozambique.

Fabrica de Explosivos de Mocambique, pas plus que Moura Silva & Filhos, n’a fait aucune tentative pour récupérer la cargaison après la saisie du MV Rhosus en 2014. Mais une entreprise opaque du Royaume-Uni avait fait un premier pas en ce sens; il s’agit de Savaro Limited, qui avait agi comme intermédiaire dans la transaction impliquant Fabrica de Explosivos et le nitrate d’ammonium. Savaro avait embauché un avocat libanais en février 2015 pour demander à un tribunal local d’inspecter la qualité et la quantité du nitrate d’ammonium détenu dans l’entrepôt du port. Le rapport d’inspection avait conclu que la plupart des sacs renfermant ce produit étaient déchirés et que leur contenu s’était répandu. Rien n’a toutefois été fait pour se débarrasser de la cargaison.

Deux ans avant le dernier voyage du MV Rhosus, son propriétaire, Charalambos Manoli, avait contracté un prêt de 4 millions de dollars auprès d’une institution tapageuse, la Federal Bank of the Middle East (FBME). Fondée par la famille libanaise Saab, la FBME avait dû fermer ses portes après avoir été sanctionnée en 2014 par le gouvernement américain pour activités criminelles. Cette banque servait de paravent pour faciliter le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme, la fraude, l’évasion fiscale et autres activités illicites.

Mais ce qui a retenu le plus l’attention concernant la FBME, c’est qu’en 2008, un de ses clients avait déposé des centaines de milliers de dollars provenant de l’un des financiers d’une organisation qui connaît bien le nitrate d’ammonium pour en avoir fait usage à plusieurs reprises : le Hezbollah.

A-t-on écarté trop vite le Hezbollah de l’enquête?

Les élections libanaises de mai 2018 ont fait grimper d’un cran l’influence de la branche politique du Hezbollah dans la société libanaise. Le bloc dont fait partie l’organisation islamiste a en effet remporté un peu plus de la moitié des 128 sièges du parlement. En plus, le portefeuille de la Défense a été attribué à l’un de ses alliés, Elias Bou Saab, du Mouvement patriotique libre. À celui-ci, on doit ajouter le ministre de la Santé, Jamil Jabak, ancien médecin personnel du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah.

Mais au-dessus de la pile figurent deux autres actifs beaucoup plus importants de l’organisation chiite, soit Abbas Ibrahim, chef de la Direction générale de la Sûreté générale, et, surtout, Wafiq Safa, chef de la sécurité du Hezbollah et beau-frère de Hassan Nasrallah. Safa est celui qui, dit-on, gère le port de Beyrouth. Une fonction qui mérite une attention sérieuse, car selon trois sources du renseignement européen enquêtant sur l’événement du 4 août 2020, la quantité de nitrate d’ammonium stockée dans l’entrepôt était inférieure aux 2 750 tonnes initiales. En fait, la force de l’explosion laisse à penser que ce sont plutôt autour de 700 à 1 000 tonnes qui étaient encore entreposées dans l’entrepôt portuaire. Des chiffres qui se rapprochent de ceux d’un rapport du FBI datant du 7 octobre 2020 qui estimait qu’environ 552 tonnes de nitrate d’ammonium avaient explosé le 4 août 2020.

Où donc est passé le reste de la cargaison? Personne n’a osé une réponse, mais on peut se hasarder à évoquer une possible mainmise du Hezbollah. Tout aussi curieux est cet article du journal allemand Die Welt qui a rapporté le 20 août 2020 que l’organisation terroriste s’était procurée du nitrate d’ammonium auprès de l’Iran, d’après des sources du renseignement. Les quantités livrées comprenaient 270 tonnes en juillet 2013, 270 tonnes supplémentaires en octobre de la même année et un plus en avril 2014. En tout, le Hezbollah aurait alors reçu un peu plus de 1 000 tonnes de nitrate d’ammonium. Ces dates, 2013-2014, correspondent à la livraison du fameux produit explosif dans le port de Beyrouth. 

Ce qui reste du gouvernement libanais et les médias dociles ont passé ces faits sous silence. Pourtant, l’organisation chiite est une habituée des explosifs. On apprenait d’ailleurs, le 22 septembre 2020, qu’une autre explosion s’était produite dans un dépôt d’armes du Hezbollah dans le sud du Liban. En janvier 2012 déjà, la police thaïlandaise avait saisi quatre tonnes d’agents explosifs, dont du nitrate d’ammonium, après l’arrestation d’un membre du Hezbollah, Hussein Atris. En octobre 2014, un autre membre de l’organisation, Mohammed Amadar, était arrêté au Pérou alors qu’il était en possession d’explosifs après avoir été surpris à repérer des cibles juives et israéliennes de l’endroit.

En septembre 2015, grâce à des renseignements fournis par Israël, les autorités londoniennes avaient découvert trois tonnes de nitrate d’ammonium contenues dans des milliers de blocs de glace. Un complot similaire avait été éventé en Bolivie en 2015. Cette année-là par ailleurs, les autorités chypriotes avaient saisi 8,2 tonnes de nitrate d’ammonium enfermées elles aussi dans des blocs de glace.

Enfin, au début de juillet 2021, les Forces de défense israéliennes révélaient l’emplacement d’une cache d’armes du Hezbollah au Liban, affirmant qu’une grande quantité d’explosifs était stockée dans un bâtiment situé en face d’une école du village d’Ebba, à une vingtaine de kilomètres de la frontière israélienne.


Sources

BBC, Buzzfeed, Gouvernement américain, International Institute for Counter-Terrorism, OCCRP #1 et #2, Reuters, S & P Global Market Intelligence, The Jerusalem Institute for Strategy and Security, The Jerusalem Post, Times of Israel, Wikipedia


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